Les ‘Femmes Chefs de familles’

Redéfinir la famille pour en faire partie.
Les mobilisations des “Femmes Chefs de famille” (France, 1963-1982)


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En 1963, des militantes de la Confédération Syndicale des Familles créent les premières Commissions de « Femmes Chefs de famille » qui ont la particularité de rassembler des mères de famille veuves, divorcées et célibataires. À partir d’un travail d’archives, cet article retrace l’histoire de ces militantes entre 1963 et 1982, ainsi que de leurs mobilisations pour améliorer et faire valoir les droits de leurs familles. À cette époque, elles sont en effet exclues juridiquement de toute représentation institutionnelle des intérêts des familles auprès des pouvoirs publics, puisque l’article 1er du Code de la famille n’admet que les familles unies par le mariage. C’est donc la définition même de la famille que ces femmes sans mari vont tenter de modifier afin d’exister au sein du mouvement familial. Cette étude permet de saisir par la marge, d’une part, les évolutions de la famille comme institution juridique et sociale toujours en devenir et, d’autre part, les relations entre le mouvement familial et l’espace de la cause des femmes au tournant des années 1970 en France.


Auteur : Fiona Friedli, « Redéfinir la famille pour en faire partie. Les mobilisations des “Femmes Chefs de famille” (France, 1963-1982) », Genre & Histoire [En ligne], 16 | Automme 2015, mis en ligne le 16 février 2016, consulté le 05 juillet 2017. URL : http://genrehistoire.revues.org/2337


Introduction

Depuis le début des années 1960, des mères veuves, célibataires et divorcées, militantes au sein de la Confédération Syndicale des Familles se mobilisent en faveur d’une meilleure reconnaissance de leurs situations familiales et de leurs droits. Sans mari, elles se définissent comme les « Chefs » de leurs familles, bien qu’elles soient des femmes. La juxtaposition de ces termes devient l’appellation de leur Fédération qui représente les « Femmes Chefs de famille » et dont le but est de défendre à la fois « la femme » et « la famille ». Cette double revendication rend cette Fédération particulière dans le contexte français où la « cause » de la famille et celle des femmes sont portées par des acteurs distincts et dans lequel féminisme et familialisme semblent s’exclure mutuellement.

Cet article propose de rendre compte des mobilisations de ces femmes entre 1963 – date à laquelle ont lieu les premières réunions regroupant des mères veuves, divorcées et célibataires en France – et 1982 – année qui marque leur abandon du qualificatif de « Femmes Chefs de famille » au profit de « famille monoparentale ». Durant cette période d’une vingtaine d’années, le fait d’élever seule son enfant acquiert une visibilité sociale et devient une nouvelle catégorie d’action publique – les « familles monoparentales » – corrélativement à une apparente libéralisation de la famille. Bien que les travaux de Nathalie Martin Papineau montrent que les mobilisations de « Femmes Chefs de famille » n’ont eu qu’un faible impact politique sur la prise en charge du fait monoparental par l’État, elles deviennent centrales dès lors que l’on déplace la focale d’analyse vers l’étude de « l’espace de la cause de la famille ». Le chemin parcouru par la Fédération Syndicale des Femmes Chefs de famille pour être admise dans la définition de la famille et être reconnue par le mouvement familial permet en effet de saisir la reconfiguration de ce mouvement au tournant des années 1970, et d’entrevoir les articulations entre l’espace de la cause des femmes et celui de la cause de la famille à partir d’un cas empirique. Nous verrons ainsi que l’ouverture du mouvement familial à la cause des « Femmes Chefs de famille » sera subordonnée à leur mise à distance explicite des représentations féministes de la maternité.

Cet article se base sur le dépouillement des Archives de la Fédération Syndicale des Femmes Chefs de famille conservées dans les locaux de la Confédération Syndicale des Familles à Paris qui ont servi à la réalisation d’un travail de mémoire de Master 1. Les archives consultées couvrent une période allant de 1961 à 1989 et comprennent de la documentation produite par la Fédération (journal, rapports, etc.), des documents de correspondance interne et externe, les procès-verbaux et les documents de travail des bureaux tenus périodiquement par la Fédération, ainsi que les procès-verbaux des assemblées générales. Ce travail a pu être complété par un entretien semi-directif réalisé avec une ancienne militante de la Fédération.

La première partie de cet article s’attache à contextualiser l’émergence des mobilisations de « Femmes Chefs de famille » au sein de la Confédération Syndicale des Familles. Nous verrons ensuite que l’auto-identification des « Femmes Chefs de famille » comme « mouvement féministe » ou « mouvement familial » est un enjeu dont l’étude nous permet d’en apprendre plus sur ce qu’Anne Revillard nomme « l’économie des relations » entre familialisme et féminisme. Une troisième partie sera consacrée à leur reconnaissance officielle comme une association familiale par l’Union Nationale des Associations Familiales (UNAF). Leur admission au tournant des années 1970 révèle un moment charnière de l’histoire de cette institution, puisqu’une majorité des associations membres de l’UNAF acceptent de modifier la définition de la famille et de ne plus la subordonner au mariage, afin d’y inclure toute personne à charge légale d’enfant. Si cette « victoire » est une prémisse de la loi du 11 juillet 1975 portant modification à l’article 1er du code de la famille, nous verrons qu’elle marque également le début du déclin des mobilisations de « Femmes Chefs de famille », au moment même où l’État se saisit de la question des « familles monoparentales ».

 

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